Cette 3ème séance portant sur les effets de la maltraitance sur la santé mentale des enfants pris en charge par la protection de l'enfance a tout d’abord été introduite par Guillaume Bronsard et Agnès Gindt-Ducros. Agnès Gindt-Ducros a présenté les objectifs de cette matinée ainsi que les trois intervenants, rappelant qu’ils ont été financés dans leur recherche par l’Observatoire (D. Rousseau et L. Jamet) ou sont dans des groupes de travail communs (Etude Confeado pour E. Delaville).

G. Bronsard a souligné ensuite la pluridisciplinarité plus grande de cette séance qui croise la psychiatrie, la psychologie et la sociologie. Il a rappelé l’importance que la santé mentale ne soit pas l’exclusivité de la psychiatrie, et la nécessité de lutter contre une psychiatrisation et une médicalisation des émotions et des relations. Depuis les travaux du médecin Ambroise Tardieu au 19ème siècle sur les sévices et mauvais traitements et ceux du radiologue Silverman au 20ème siècle, Guillaume Bronsard montre combien la maltraitance est un sujet de recherche difficile sur le plan de l’objectivation. Nous sommes confrontés à un double paradoxe rappelle-t-il : est-ce que le placement vient trop tôt ou trop tard ? La recherche scientifique aide même s’il n’y a pas de critères absolus. Ces trois regards aideront à être plus réfléchis face au dilemme que doit faire face l’ASE, placer ou pas et quand ?

Daniel Rousseau, pédopsychiatre qui travaille depuis 30 ans dans une pouponnière du foyer de l’enfance d’Angers, dans le Maine-et-Loire a présenté tout d’abord sa recherche Saint-Ex et ses suites à savoir le lancement d’un programme de santé publique, Pégase, financé par l’assurance maladie de 8,5 millions d’euros.

La recherche Saint-Ex, qui a démarré en 2011, a consisté à suivre pendant 10 ans, 129 enfants, dont certains ont aujourd’hui plus de 29 ans en 2019. L’équipe de recherche a réalisé une « check-list » très complète de la trajectoire de ces enfants, de la grossesse à l’adolescence, sur leur santé, leur psychisme, leur scolarité, la succession de leurs placements, leurs liens avec la famille, leur insertion à la majorité, etc. Elle a également évalué les coûts de la protection de l’enfance (qui a fait l’objet d’un article paru en 2021 dans Child abuse neglect). Ce que l’équipe de recherche a observé tout d’abord à l’arrivée des enfants avant 4 ans, c’est la fréquence des dénis de grossesse au regard de celle de la population générale. Ce taux augmente si on étend au déni affectif (pas de suivi de grossesse de leur mère, vécu de violence, errance, pas de logement). Il y a également une part importante de prématurité à la naissance. La mortalité infantile est 6 fois supérieure à celle de la population générale sur l’ensemble de la fratrie (25 ‰). Les chercheurs ont également observé une rupture de la courbe de croissance, et une souffrance psychique importante de ces enfants lors de leur arrivée dans la structure de placement.

L’équipe de recherche s’est également intéressée à ce que ces enfants allaient devenir 20 ans plus tard. Elle a établi trois groupes : le premier a une bonne évolution (¼ des sujets). Ils ont été placés tôt et avaient peu de troubles à l’admission, peu de lieux de placements et vont bien à la majorité. Le deuxième groupe, qui représente la moitié des enfants, a plus de troubles à l’admission, plus de lieux de placement, des signes de mal-être qui persistent (peu d’amis, une anxiété, peu de confiance en soi) mais sans désocialisation. Enfin, le dernier groupe (1/4) a une évolution très problématique, il présentait déjà des troubles massifs à l’admission. Ce sont des enfants qui mettent à mal leur placement par la gravité de leurs troubles, d‘où une multiplication des lieux de placement, avec parfois des prises en charges partagées et complexes. Ils deviennent majoritairement des adultes dépendants à la majorité, vivant des mesures de soutien (hospitalisation, mesures sociales, etc.). Ils ont de lourde morbidité à l’âge adulte. D’autres recherches, comme celles d’Annick-Camille Dumaret, ont pu le montrer également. Si on raisonne sur les déterminants de leur devenir, la gravité et la durée de l’exposition au risque avec leurs parents jouent. Les enfants qui ont une meilleure évolution sont ceux qui ont été placés tôt. Cela a des effets sur l’insertion, la santé mentale, les coûts sanitaires, mais paradoxalement ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont bénéficié très tôt d’un étayage plus étoffé et d’un suivi social et médical, à savoir ceux qui sont nés « prématurés » ou qui ont été reconnus comme un « bébé à risque psychosocial ». Le devenir à long terme des enfants dépend donc du diagnostic social et médical, de la qualité des moyens de suivi mis en place et de la réactivité des différents intervenants (médical – social – justice).

Le dépistage des enfants à risque psychosociaux devrait, selon D. Rousseau, être systématisé en anténatal et à la naissance, comme cela peut se faire à Pittsburg. Ainsi, les effets à long terme de la maltraitance infantile dépendent de la dose et la durée d‘exposition et la qualité des dispositifs de protection. La maltraitance est une substance toxique, qui au-delà d’un certain seuil, occasionne des effets irréversibles dans le parcours de l’enfant. Pour le groupe de la cohorte la plus problématique, le coût de la maltraitance (éducation spécialisé, hospitalisation, prison) est deux fois supérieur à la dépendance des personnes âgées. A l’âge adulte, cela coûterait 3 fois plus cher pour la société.

Le fait que les prématurés en France bénéficient d’un protocole de suivi très particulier a donné l’idée à l’équipe de recherche Saint-Ex de monter le programme Pégase pour essayer d’appliquer ce même protocole aux enfants placés (15 départements, 15 pouponnières). L’équipe a développé un outil plus précis que le carnet de santé pour voir le développement de l’enfant. Ainsi, dans ce programme, il y a un tout un système de bilan et de soins payés par l’assurance maladie. Ce système d’informations rassemblant toutes les données de l’enfant sera « son sac à dos ». Ces données sur son histoire sociale, familiale, sa scolarité, sa santé, vont le suivre. C’est une révolution face à l’éparpillement des données plutôt habituel en protection de l’enfance.

Emeline Delaville a ensuite présenté une recherche sur le délaissement parental survenant dans un parcours de placement, étude qui a été réalisée dans le cadre de sa thèse. S’appuyant sur le contexte juridique (loi du 14 mars 2016, CASF) et sur la définition relative au délaissement parental, E. Delaville souligne l’importance des liens dans le développement de l’enfant, la nécessité que l’ASE propose une aide appropriée aux parents pour favoriser les relations nécessaires à l’éducation et au développement de leur enfant et l’obligation de réaliser une requête si cette aide se révèle infructueuse au bout d’un an. Selon E. Delaville, ces différents points constituent une avancée pour le terrain et doivent permettre aux professionnels de s’appuyer sur ces éléments pour favoriser la reconnaissance rapide de l’enfant en délaissement en adaptant son statut (pupille de l’État) et en lui proposant l’élaboration d’un projet de vie qui n’est pas nécessairement une adoption (parrainage, tiers-bénévole…). La mise en place des CESSEC dans chaque département favorise l’examen des situations dont le statut juridique de l’enfant est en inadéquation avec les liens entretenus avec ses parents.

Caractérisé par un désinvestissement progressif ou une rapide absence du parent envers l’enfant s’inscrivant dans la durée, le délaissement parental ne permet pas la satisfaction des besoins fondamentaux de l’enfant et concernerait 10 à 15% des jeunes confiés à l’ASE (Liébert, 2015). Si au Québec, le délaissement est apparenté à une forme de maltraitance psychologique, il est important de souligner que cette situation constitue un « no men’s land » pour l’enfant lorsqu’elle perdure et qu’aucune démarche n’est engagée pour reconnaitre ce qu’il vit (Delaville & Pennequin, 2018). Ceci génère notamment une forte insécurité, le sentiment de ne pas être aimé, de non-valeur, des difficultés d’appartenance à une famille, des troubles de l’attachement...

Peu d’études quantitatives ont été réalisées sur le délaissement parental survenant pendant le placement. Cette thématique a été étudiée par E. Delaville sous l’angle de la régulation émotionnelle via les stratégies de coping (stratégies d’adaptation mises en place face à un stress) et le tempérament (caractéristiques individuelles comportementales et émotionnelles ayant une base biologique) et pour lequel l’environnement a un impact sur ses caractéristiques.

Sachant que la maltraitance subie génère un stress, des peurs extrêmes, des traumas, E. Delaville est partie du postulat que le délaissement engendre un stress supplémentaire s’ajoutant à la maltraitance vécue avant le placement. Son étude porte sur 232 jeunes âgés de 7 à 16 ans. Parmi eux, 115 jeunes n’ont jamais vécu de maltraitance ni été placés (groupe témoin) et 117 jeunes sont placés en famille d’accueil (97 sont non délaissés et 20 connaissent une situation de délaissement). Le groupe témoin constitue un point de repère normatif dans l’étude de ces deux groupes (placé non délaissé et placé délaissé).

Les principaux résultats de la recherche mettent en exergue que 70% des jeunes placés délaissés connaissent un parcours de placement de longue durée (depuis 7 à 16 ans), que 55% vivent un délaissement parental long, non reconnu et sont donc depuis 3 à 7 ans dans un no man’s land institutionnel. Par ailleurs, la question du statut de Délégation de l’Autorité Parentale (DAP) est à souligner puisque 40% des jeunes délaissés possèdent ce statut contre 2% chez les non-délaissés. D’autre part, 45.5% des jeunes délaissés ont été placés précocement (entre 0 et 2 ans) et bénéficient d’un placement stable et durable dans un même lieu d’accueil (depuis 6 à 16 ans).

Concernant les résultats, si aucun lien n’est mis en évidence entre le délaissement et la fréquence des stratégies de coping, le tempérament apparait quant à lui, affecté par le contexte parental. Ainsi, il apparait que les jeunes placés délaissés présentent un évitement social prononcé et une peur exacerbée d’être jugé par autrui. En revanche, et ce, contre toute attente, les vulnérabilités s’avèrent plus nombreuses pour les jeunes placés non-délaissés. Ces jeunes présentent une forte activité motrice, des difficultés de concentration ainsi qu’un fort respect des règles posées par l’adulte. L’impulsivité repérée tant chez les jeunes délaissés que les non délaissés serait davantage à mettre en lien avec les conséquences d’un vécu de maltraitance avant placement.

Ces résultats mettent en lumière que la durée prolongée du délaissement parental constitue un facteur de risque. En effet, cette dynamique ne permet pas aux jeunes délaissés d’être reconnus et considérés dans ce qu’ils vivent et d’élaborer un projet de vie alors qu’ils connaissent un parcours de placement long. Toutefois, l’âge de placement précoce et la durée d’accueil dans la même famille d’accueil semblent représenter des facteurs de protection précieux dans la sécurisation de leur parcours. Ces enfants semblent davantage s’autoriser à prendre appui sur la stabilité et la sécurité affective offertes par l’assistant familial et du côté de ce dernier, il peut être imaginé qu’il investit de façon plus soutenue l’enfant dépourvu de liens parentaux.

Les vulnérabilités soulignées pour les jeunes placés non délaissés, soulèvent la question de la protection psychique prodiguée pendant le placement au regard de la capacité psychique de l’enfant à pouvoir vivre certaines mises en lien. Un manque d’accompagnement de ce lien peut laisser l’enfant face à ses craintes et entraver la restauration de ses ressources émotionnelles (exemple du téléphone portable et des réseaux sociaux qui ne permettent pas de médiatiser les contacts et donc de protéger psychiquement l’enfant de liens malmenants). Pour ce groupe, ces vulnérabilités viennent directement interroger la façon d’accompagner et d’évaluer les liens.

Au travers de cette étude plusieurs éléments majeurs nécessitent d’être notés. Ils concernent la nécessité de favoriser la stabilité affective avec des personnes ressources durant le parcours de placement (parrainage, tiers bénévole), de gagner en réactivité pour reconnaitre l’inadéquation du statut de l’enfant au regard de sa situation, de questionner sa protection psychique pendant son placement, d’accompagner, d’évaluer la mise en lien et la relation parents/enfant ainsi que la qualité des liens avec son environnement. Ces points s’avèrent primordiaux pour préparer l’avenir des jeunes.

E. Delaville conclue sur le fait que cette recherche vient renforcer l’importance de la mise en place des CESSEC dans les départements et des questions afférentes au délaissement (qualité du lien, nature, fréquence…). Appliqués au terrain, les enseignements de cette étude ont contribué à la création de la CESSEC du Conseil départemental de Loir-et-Cher et ont permis de favoriser la construction d’une culture loir-et-chérienne commune entre les professionnels de l’ASE et les partenaires de la protection de l’enfance.

Ludovic Jamet a présenté ensuite sa recherche-action menée par l’IDEFHI dans le département de la Seine-Maritime sur les ruptures de parcours en protection de l’enfance. L’objectif de la recherche a été d’interroger les parcours en protection de l’enfance, de questionner ce qui fait rupture pour les enfants confiés à l’ASE et enfin, d’élaborer des stratégies d’action pour prévenir ces ruptures de parcours. La littérature nationale et internationale documente les effets délétères des ruptures de parcours sur une multitude de domaines comme l’insertion professionnelle et la santé mentale (ELAP, I. Frechon, 2016), la construction identitaire (P. Robin, 2014). A partir d’une analyse de 100 dossiers de jeunes de 15 à 21 ans faisant l’objet d’une mesure de placement, d’entretiens avec 30 jeunes dont les parcours ont été reconstitués à la lecture de leurs dossiers, et des focus group sur 4 parcours de jeunes (analyse réflexive en 3 séances de travail), l’équipe de recherche a repéré deux périodes d’instabilité importantes entre l’âge de 4 et 8 ans et à l’adolescence. Elle a ainsi mis à jour 4 types de parcours au regard de deux axes : l’âge au placement (entrée précoce ou tardive et les périodes d’instabilité ou de stabilité).

Le premier est composé de 22 jeunes entrés précocement en protection de l’enfance et ayant traversé des périodes d’instabilité. Les motifs à l’origine de premières décisions et de caractérisation du danger sont les « carences éducatives » puis les « problématiques psychologiques des parents », complétés ensuite par des « comportements sexualisés », des « maltraitances psychologiques ». Ces jeunes ont vécu en moyenne 8.75 de changement de lieux de placement, 13 ont une notification MDPH, 18 de ces jeunes ont vécu au moins une hospitalisation.

Le groupe 2 est composé de 18 jeunes entrés précocement dans la protection de l’enfance et ayant vécu de longues périodes de stabilité. Les motifs à l’origine de la première décision et du premier placement sont différents du premier groupe. Ils sont touchés par des carences éducatives, caractérisées ensuite par « défaut de soin », une « alcoolisation et toxicomanie » des parents. Les maltraitances sexuelles apparaissent moins dans ce groupe. Tous ont été placés en famille d’accueil. Ils ont vécu une période de stabilité de plus de 6 ans. 7 ont une notification MDPH sur les 18. Aucun jeune n’a connu d’hospitalisation psychiatrique.

Le groupe 3, composé de 20 jeunes, est entré tardivement en protection de l’enfance et connaît des périodes d’instabilité. Ils ont connu des maltraitances physiques et un conflit familial ou conflit parental important. Ces motifs sont complétés, pour toutes les situations, par des « maltraitances ou problématiques psychologiques parents », un « climat de violence » et/ou des « comportements sexualisés ». Ces enfants, arrivés tardivement, sont pendant 4-5 ans passés par plus de 7 lieux d’accueil et vivent donc une instabilité permanente. 14 sur 20 ont connu une hospitalisation psychiatrique (les autres bénéficient tous d’un suivi psychologique en CMP, MDA ou hôpital de jour). 6 bénéficient d’une notification MDPH.

Le groupe 4 est plus hétérogène dans les situations, une partie sont notamment des MNA. 30 sur 38 n’ont jamais vécu de changement non préparé ou en urgence. Ils ont connu une période de stabilité en MECS de plusieurs années. Ils n’ont pas connu d’hospitalisation psychiatrique et 4 d’entre eux bénéficient d’une notification MDPH.

L. Jamet montre ensuite que si l’on regarde la santé mentale des jeunes de sa recherche de manière globale, 34 ont une notification MDPH (19 garçons, 15 filles) avec des troubles de développement ou de comportement. 32 jeunes ont vécu au moins une hospitalisation pour motif psychiatrique (17 garçons et 15 filles). Si on extrait les MNA de la population globale, le taux de jeunes avec trouble mental handicapant et hospitalisation pour un motif psychiatrique est de quasiment 60% (49 jeunes sur une population globale de 83).

L’hypothèse des liens entre type de parcours et pathologie associées (G1et G3) s’explique pour les jeunes du groupe 1 par une surreprésentation des « comportements sexualisés et maltraitances sexuelles » dans les motifs de placement et de révélations durant le parcours (17 jeunes sur 22). Pour les jeunes du groupe 3, cela s’explique par une exposition trop longue à des relations familiales nocives pour leur développement et leur santé psychique.

Ce qui différencie le groupe 1 du groupe 2 est le type de maltraitances auxquelles les jeunes ont été exposés et les facteurs iatrogènes à la prise en charge en protection de l’enfance. À partir de ces deux expériences « s’originent » deux dynamiques possibles : une dynamique morbide (G1 parcours précoce avec périodes d’instabilité) et une dynamique résiliente (G2 parcours précoce et périodes de stabilité).

Ludovic Jamet termine ensuite son intervention sur la réelle place du soin psychique en protection de l’enfance. Son équipe de recherche propose des principes d’action qui doivent guider les professionnels de la protection de l’enfance, à savoir un repérage précoce d’éventuels troubles neurodéveloppementaux liés à l’exposition à des situations de maltraitance, la prise en compte des pathologies induites par la situation d’adversité que peut représenter un placement en protection de l’enfance et ses effets sur les capacités d’attachement et de mentalisation des enfants concernés. Elle propose également un soutien et un travail thérapeutique pérennes et protégés des éventuels changements de lieux de placement.